Un soir d’été, j’ai traversé la frontière américaine et j’ai pénétré la cathédrale de pins, un bout de forêt particulièrement dense des montagnes du Maine où on s’attendrait à voir surgir Unabomber ou Henry David Thoreau des sous-bois où des maisons en contreplaqué sont assises sur des tapis d’épines roussies, drapeaux américains au vent. Je me dirigeais vers l’île des Monts-Déserts pour voir la maison de Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française. Je voulais voir et comprendre le lieu, le quartier, la rue, le village où avait vécu Marguerite Yourcenar des années 1950 à sa mort. Je voulais voir ce qu’elle a vu. Dans son village de Northeast Harbor, deux vieilles pompes à essence veillent devant le magasin général, une librairie vend des livres anciens, du papier à lettre Vergé de France bleu ou rose et des sachets de semences de lupins. Sa maison, une belle centenaire blanche, porte le nom de «Petite Plaisance». Elle est érigée pas très loin du quai municipal piqué de petits bateaux à voile. Des plants de bleuets et des myosotis poussent sauvages dans le cimetière Brookside de Somsville où Yourcenar est enterrée près de ceux qu’elle aimait. Sur sa pierre tombale couverte de mousse verte, il est gravé «Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie.» Sur celle de son amie Grace Frick il est écrit «Hospes Comesque». Hôtesse et compagne du corps. Un vers tronqué d’un poème de Mémoires d’Hadrien. Un ruisseau coule tout près. J’en ai extrait une roche polie par l’eau du torrent que j’utilise maintenant pour retenir la porte d’entrée chez moi. Chaque jour, je soulève la roche et j’y pense, «dilater les cœurs», et c’est devenu malgré moi une devise incontournable.